Né dans l’écume, le surf prônait autrefois liberté, communion avec l’océan et marginalité joyeuse. Sur la Côte basque, où il a laissé une empreinte profonde, certains s’interrogent aujourd’hui : que reste-t-il de son esprit originel ?
Sur la Côte basque, les premières planches fendent les vagues bien avant que le mot « glisse » ne devienne une étiquette marketing. Dans les années 70, une poignée de passionnés s’élancent sur des boards artisanales, souvent importées d’Australie ou façonnées à la main dans les garages de la côte. L’un des tout premiers surfs shop historiques, Barland, voit le jour à Bayonne, bien avant que les spots de Biarritz, Guéthary ou Anglet ne deviennent emblématiques. Ces pionniers vivent au rythme des marées, loin des projecteurs.

Naissance d’une contre-culture : le surf des années 70-80
Pour beaucoup, le surf est alors bien plus qu’un sport : c’est une philosophie de vie. Grégory Rabejac, figure de la photographie de surf, se souvient : « Autrefois, le surfeur était souvent perçu comme marginal, masculin, très passionné, vivant pour le surf au détriment parfois d’une situation stable. L’image était négative, associée à l’oisiveté. En France, quand on disait qu’on était surfeur, on te regardait d’un sale œil. » L’esprit surf des années 70 se forge dans cette marginalité joyeuse, héritée des fameux tontons surfeurs des années 50/60. Il prône la simplicité, le respect de la nature et des autres, l’oubli de l’ego face à l’immensité du monde marin. Pas de compétition, peu d’argent : juste le plaisir de la glisse. Un idéal un peu fou, hérité de la Californie et d’Hawaï, qui s’installe doucement sur les plages basques, porté par une génération en quête de sens, de silence… et de vagues.


Les années 90s à 2010s : Institutionnalisation et essor économique
Le surf sort de sa marginalité. La Côte basque, longtemps terrain de jeu d’une poignée d’initiés, devient un carrefour international de la glisse. Les écoles de surf se multiplient, les planches s’alignent sur les plages dès les premiers beaux jours, et les municipalités misent sur cette vague porteuse. Le surf devient une vitrine touristique, un levier économique, un marqueur identitaire. Mais cette démocratisation rapide a aussi engendré des tensions, une dilution des repères, et parfois une perte de sens. Pilou Ducalme, surfeur de grosses vagues depuis près de 50 ans, observe la transformation avec lucidité : « C’est pas parce que t’as une planche que t’es un surfeur », lâche-t-il. Derrière cette phrase, une colère sourde : celle d’un passionné qui voit les fondamentaux de sa discipline se dissoudre dans une logique de consommation. Pour lui, les valeurs fondatrices — respect, partage, humilité — sont désormais minoritaires : « La base du surf, c’est le respect. Et ça, malheureusement, ça se perd. Comme dans la vie. »


Le boom des écoles, s’il a permis d’encadrer les débutants, montre aussi ses limites. Fred Papagiorgiou, moniteur de surf, formateur et jury de compétitions, distingue deux mondes : les clubs et les écoles : « Les clubs ont une mission éducative. Ils transmettent un savoir global : technique, bien sûr, mais aussi culturel et environnemental. Les moniteurs y sont investis, formés pour aller au-delà du simple lever sur la planche. » Selon Fred, les écoles, elles, seraient plus hétérogènes : « Il y en a des bien et des moins bien… Certaines sont là pour le business. » Fred souligne que les meilleures d’entre elles se reconnaissent à leur rigueur. En effet, ces écoles n’hésitent pas à annuler un cours si les conditions ne sont pas réunies — pas de vagues, mer polluée, danger. D’autres, plus opportunistes, n’hésitent pas à envoyer leurs élèves à l’eau malgré tout, sacrifiant l’apprentissage, la sécurité et le respect des règles.
La montée en puissance des réseaux sociaux aggrave le phénomène. L’océan devient un décor pour stories calibrées, la performance un objet de mise en scène : « Les gens veulent la plus belle photo, pas la plus belle vague », constate Pilou. Même le surf de grosses vagues, autrefois réservé à une élite expérimentée, voit arriver des novices attirés par le buzz, grâce à des équipements comme les gilets gonflables. Derrière les chiffres, l’argent, les vitrines, il y a donc une tension. Entre transmission et oubli. Entre passion et marketing. Entre anciens qui parlent encore à l’océan… et ceux qui ne cherchent qu’à s’y montrer.
L’ère de la surfréquentation : entre tensions et démocratisation
Aujourd’hui, il suffit d’un rayon de soleil et d’une bonne marée pour que les spots de la Côte basque, du littoral atlantique et au-delà se retrouvent saturés. Planches en mousse alignées au bord de l’eau, cris, bousculades au line-up… Dans l’imaginaire collectif, le surf reste synonyme de liberté. Mais sur le terrain, c’est parfois le chaos. Grégory Rabejac résume la situation : « Le terrain de jeu n’est pas extensible. Et aujourd’hui, il y a des milliers de pratiquants, ce qui crée des tensions qu’on n’avait pas il y a 10 ou 20 ans. » En effet, l’explosion du nombre de surfeurs, combinée à un niveau technique de plus en plus élevé, rend la compétition pour une vague plus rude que jamais. Ce déséquilibre se traduit par une montée des incivilités. Prendre une vague sans attendre son tour, griller la priorité, ne pas saluer les autres : des gestes qui brisent les règles implicites de ce sport de glisse. Pilou Ducalme le déplore lui aussi : « Tu dis bonjour en arrivant, c’est la base. Aujourd’hui, beaucoup ne le font même plus. » Ce manque de savoir-vivre alimente le malaise, jusqu’à raviver des phénomènes comme le localisme. S’il ne le justifie pas, Pilou en comprend les ressorts : « Le localisme, c’est une réaction. S’il n’y avait pas autant de comportements irrespectueux, il n’existerait pas. »
Jean-Marie Ecay, guitariste de renommée internationale et surfeur amateur depuis les années 70, partage lui aussi le constat d’un changement d’ambiance à l’eau. Il évoque une forme de « perte de civilité », alimentée par la densité croissante et le manque de transmission entre générations. Mais malgré ces évolutions, il refuse de céder au pessimisme. Pour lui, le surf reste avant tout une source de joie, un art de vivre qui traverse les époques : « Le plaisir est toujours là, intact, pour peu que chacun respecte un minimum de règles et laisse de la place aux autres », résume-t-il avec bienveillance. Car au-delà des frictions, il y a encore des sessions lumineuses et cette sensation unique d’être en harmonie avec l’océan — un bonheur simple, à la portée de tous.

Les filles dans la vague : une place à gagner, une légitimité à défendre
Longtemps invisibles ou marginalisées, les femmes prennent aujourd’hui leur place sur les spots de la Côte basque. Mais dans ce milieu encore largement dominé par les hommes, leur présence dérange parfois, se heurtant à des résistances tenaces. À l’eau, l’égalité reste un combat quotidien.
Ainhoa Leiceaga, surfeuse professionnelle, dresse un constat clair : « Le monde du surf est encore très macho. Que ce soit en loisir ou en compétition, être une femme n’est pas simple. » Si les compétitions ont connu des avancées — notamment avec une répartition plus équitable des créneaux de marée et l’égalité du prize money —, la pratique libre, elle, reste souvent marquée par des comportements sexistes. « Même avec un bon niveau, il faut souvent hausser la voix pour faire respecter sa priorité, ce qui n’est pas normal », explique-t-elle. Et lorsque les surfeuses excellent, deux réactions se dessinent : certaines sont respectées comme des pairs ; d’autres subissent de l’hostilité, parfois intentionnelle. Pour les pratiquantes au niveau intermédiaire ou débutant, la situation est encore plus complexe. La densité à l’eau, combinée à l’absence de courtoisie, rend l’apprentissage difficile et décourageant. Résultat : peu de femmes osent persévérer : « Il vaut mieux s’entraîner entre amis, car l’ambiance peut rapidement devenir tendue », confie Ainhoa.

Juliette Lunardelli, surfeuse amatrice depuis une vingtaine d’années, a appris seule. Elle évoque un apprentissage lent, exigeant, fait d’essais, d’humilité, et d’un profond respect pour l’océan : « Le surf, ce n’est pas seulement une question de priorité. C’est aussi observer ce qui se passe autour de soi, ne pas foncer tête baissée sur chaque vague sous prétexte qu’on sait se lever. » Elle rapporte des propos entendus dans l’eau : « Déjà qu’on a les touristes, alors si les femmes s’y mettent… » — et raconte avoir pris la défense de jeunes filles bousculées verbalement. « Ce qui a changé, au-delà de la fréquentation, c’est l’égoïsme. Une forme d’arrogance qui a supplanté l’esprit de partage. »
Malgré tout, ni Ainhoa ni Juliette n’envisagent de renoncer. Parce que, malgré les obstacles, certaines sessions valent encore tout l’or du monde. Parce que dans la justesse d’un regard, dans une série partagée, dans une mer calme et alignée, l’essence du surf — respect, écoute, liberté — existe encore. « Je ne laisserai personne gâcher mon plaisir », affirme Juliette. Un acte de résistance, discret mais puissant.
Retrouver l’esprit du surf, c’est réapprendre à partager. Respect des priorités, choix de spots adaptés à son niveau, écoute des autres : chaque surfeur, du débutant au confirmé, porte une part de responsabilité. Les écoles doivent enseigner autre chose que la technique : transmettre une culture, un état d’esprit. Les clubs, les collectifs, les anciens ont un rôle à jouer pour recréer du lien, du dialogue, du sens. Les vagues ne sont pas une ressource privée ni une scène pour briller sur les réseaux : elles sont un bien commun, un espace à protéger. Le surf doit redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une aventure collective, guidée par l’humilité et le respect.
L’esprit du surf n’est pas mort. Il sommeille simplement sous la houle et n’attend qu’un geste sincère pour refaire surface.
Merci à Fred Papagiorgiou, Jean-Marie Ecay, Aihnoa Leiceaga, Pilou Ducalme, Grégory Rabejac et Juliette Lunardelli pour leurs témoignages.


Une réponse
Joli article qui rappelle que le surf n’est pas un accessoire ou une image mais un état d’esprit fait d’humilité et de respect. J’ai, à ce titre, beaucoup aimé l’anecdote de Juliette qui défend des jeunes filles à l’eau : un détail fort qui rappelle qu’il y a encore du chemin à parcourir pour un faire taire les comportements toxiques.
Il y a aussi ce passage des pionniers qui façonnaient leurs planches dans les garages et qui m’a tout de suite fait penser aux débuts de l’informatique : des passionnés qui, dans les mêmes années ou presque, bidouillaient leurs premiers ordinateurs dans des garages en Californie (tiens tiens), sans imaginer que cela deviendrait une industrie mondiale.
Dans les deux cas, il y avait ce même esprit artisanal, libre et créatif (loin du business), avec juste la passion et l’envie d’inventer quelque chose de nouveau.